7
La porte du bureau de Barney Mayerson s’ouvrit et Leo Bulero, harassé et fourbu par son voyage, apparut sur le seuil.
— Vous n’avez rien fait pour m’aider.
Au bout d’un certain temps, Barney répondit :
— C’est exact.
Inutile d’essayer de lui expliquer pourquoi. Non parce que Leo ne comprendrait pas ou ne le croirait pas, mais simplement parce que son motif ne faisait pas le poids.
— Vous êtes renvoyé, Mayerson.
— D’accord.
Le principal, se dit Barney, c’est d’être vivant. Si j’avais été chercher Leo, je ne le serais plus. D’une main engourdie, il commença à rassembler les affaires personnelles qui étaient sur son bureau et à les déposer dans une valise à échantillons vide.
— Où est Miss Fugate ? demanda Leo. Elle prendra votre place. (Il s’approcha de Barney et le dévisagea.) Pourquoi n’êtes-vous pas venu à mon secours, Barney ? Vous n’êtes même pas fichu de m’indiquer une raison ?
— J’ai pressenti que ça m’aurait coûté trop cher : la vie.
— Mais vous n’étiez pas forcé de venir en personne. Nous sommes une grande compagnie… Vous auriez pu envoyer une expédition. Vrai ou faux ?
C’était exact. Et cela ne lui était même pas venu à l’esprit.
— Donc, poursuivit Leo, vous désiriez qu’il m’arrive quelque chose de fatal. Il n’y a aucune autre interprétation possible. Peut-être était-ce inconscient, non ?
— C’est possible, admit Barney. Une chose était certaine, il n’y avait pas pensé.
Leo devait avoir raison. Sinon, pourquoi se serait-il dérobé à ses responsabilités, qui consistaient – ainsi que Félix Blau l’avait suggéré – à envoyer sur la Lune un groupe armé issu des Combinés P.P. ? La réponse était claire, maintenant. Et tellement évidente.
— J’ai passé de sales moments, Barney, dans cette résidence sur la Lune. Ce Palmer Eldritch est un sorcier. Il m’en a fait voir de toutes les couleurs. Il a fait des choses que vous et moi n’aurions jamais crues possibles. Se transformer en petite fille, par exemple, ou m’expédier dans l’avenir – quoique je ne pense pas qu’il l’ait voulu – ou fabriquer de toutes pièces un univers avec un affreux animal nommé le gluck et un New York truqué où vous figuriez en même temps que Roni. Quelle horreur ! (Il frissonna.) Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Je n’ai qu’un endroit où aller.
— Et c’est ? (Leo le dévisagea avec appréhension.)
— Une seule autre personne est à même d’utiliser mon talent de prévog.
— Alors vous êtes mon ennemi !
— Vous l’avez démontré vous-même.
En ce qui le concernait, Barney reconnaissait volontiers le bien-fondé de l’interprétation par Leo de son impuissance à agir.
— Dans ce cas j’aurai votre peau à vous aussi. En même temps que celle de ce magicien fou, ce soi-disant Palmer Eldritch.
— Pourquoi soi-disant ? demanda Barney en relevant vivement la tête.
— Parce que je suis de plus en plus convaincu qu’il n’a rien d’humain. Je ne l’ai jamais vu en personne en dehors de la période où j’étais sous l’influence du K-Priss. Autrement, il s’est toujours adressé à moi par l’intermédiaire d’un gadget électronique.
— Intéressant, fit Barney.
— N’est-ce pas ? Et vous êtes si corrompu que vous allez lui offrir vos services, sans vous soucier de savoir si ce n’est pas un Proxien travesti, ou autre chose de pire, qui se serait introduit dans son vaisseau pendant son voyage d’aller ou de retour, en plein espace, et qui aurait pris sa place. Si vous aviez pu voir les glucks…
— Alors, dit Barney, grand Dieu, ne me forcez pas à partir ! Gardez-moi avec vous.
— Impossible. Vous avez failli aux règles les plus élémentaires de la loyauté. (Leo détourna son regard.) Je voudrais ne pas vous en vouloir mais… (Il serra les poings en un geste futile.) Il a presque réussi à m’avoir. Et puis, lorsque je suis tombé sur ces deux Terriens évolués, cela m’a aidé. Jusqu’au moment où Eldritch est apparu sous la forme d’un chien qui a uriné sur le monument. (Il grimaça d’un air navré.) Il n’a pas eu besoin de nous faire un dessin pour nous manifester son mépris. (Comme pour lui-même, il ajouta :) Sa certitude de gagner, son assurance, même après avoir vu cette plaque.
— Souhaitez-moi bonne chance, dit Barney.
Il se sentait vide et inutile, comme un mannequin bourré de son.
Tandis qu’il attendait l’ascenseur, Roni Fugate arriva en courant, haletante, le visage animé d’anxiété.
— Barney… il t’a renvoyé ? Il fit signe que oui.
— Mon Dieu, fit Roni. Et maintenant ?
— Maintenant, dit-il, je change de bord. Pour le meilleur et pour le pire.
— Mais comment pourrons-nous continuer à vivre ensemble, si je travaille ici pour Leo et si tu…
— Je n’en ai pas la moindre idée. (L’ascenseur automatique était arrivé. Il y pénétra.) À bientôt, dit-il en appuyant sur le bouton.
Les portes glissèrent, cachant Roni à sa vue. À bientôt, dans ce que les néo-chrétiens appellent l’enfer, se dit-il. Probablement pas avant. À moins, ce qui n’a rien d’impossible, que nous soyons déjà en enfer.
Arrivé au niveau de la rue, il sortit des Combinés P.P. et s’abrita sous le bouclier antithermique en attendant de trouver un taxi.
Il courait déjà vers un appareil qui venait de s’immobiliser devant lui lorsqu’une voix angoissée le héla de l’entrée de l’immeuble :
— Barney, attends !
— Tu perds la tête, dit-il à Roni. Retourne à ta place. Tu serais folle d’abandonner une brillante et prometteuse carrière, surtout maintenant qu’elle s’agrémente des restes de la mienne.
— Nous devions faire équipe, tu ne te souviens pas ? C’est moi-même qui te l’ai dit. Qu’est-ce qui nous en empêche maintenant ?
— Tout est changé. À cause de mon incapacité morbide, ou de mon impuissance, appelle ça comme tu voudras, à aller porter secours à Leo sur la Lune. (Il se voyait sous un jour différent maintenant. Il avait perdu la sacro-sainte estime en laquelle il s’était toujours tenu jusqu’à présent.) Ne me fais pas croire que tu voudrais rester avec moi, poursuivit-il. Un jour ou l’autre tu serais en difficulté, tu aurais besoin d’aide, et je ferais exactement comme pour Leo : je te laisserais t’enfoncer sans lever le petit doigt.
— Mais ta propre vie était…
— C’est toujours le cas, fit-il remarquer. Quoi qu’on fasse. C’est le propre de la comédie dans laquelle nous nous débattons.
Ce n’était pas une excuse, pas à ses propres yeux. Il monta dans le taxi, donna machinalement l’adresse de son conapt et se laissa aller contre le dossier de la banquette tandis que l’appareil prenait son essor dans le ciel torride. Tout en bas, à l’abri du bouclier antithermique, Roni Fugate le regardait partir en se protégeant les yeux du revers de la main, espérant sans doute qu’il allait changer d’avis et revenir.
Mais il continua.
Il faut un certain courage, se dit-il, pour se regarder en face et se dire carrément : tu es un pourri. Tu as agi comme un salaud et tu recommenceras. Ce n’était pas un accident, c’était l’émanation authentique de ta personnalité.
Le taxi commençait à descendre. Il se prépara à sortir son portefeuille et s’aperçut avec stupeur qu’il n’était pas devant son immeuble. Affolé, il essaya de savoir où il était. Puis il réalisa tout à coup. C’était le Grand Ensemble 492. Il avait donné au taxi l’adresse d’Emily !
Et allez donc ! Pour un retour au passé, c’en était un. Là au moins les choses avaient un sens, se dit-il. J’avais une carrière, je savais exactement ce que j’attendais de l’avenir, ce que j’étais disposé à abandonner, sacrifier, échanger… et contre quoi. Tandis que maintenant…
Maintenant il avait sacrifié sa carrière en échange (il l’avait cru) de sa vie. La même logique l’avait amené jadis à échanger Emily contre sa carrière. C’était aussi simple que ça. La boucle était bouclée. Il était habité non par des principes hautement idéalistes, non par l’appel d’une vocation puritaine, mais par un instinct qui devait animer les créatures les plus viles, les plus rampantes de tout l’univers. Seigneur Dieu ! se dit-il. Voilà comment j’ai agi. Je me suis fait passer avant Emily, puis avant Leo. Quel genre d’être humain suis-je donc ? Et bientôt, au moins j’ai eu l’honnêteté de la prévenir, c’était le tour de Roni. Inévitablement.
Peut-être qu’Emily pourra m’aider, se dit-il. C’est peut-être pour ça que je suis ici, inconsciemment. Elle a toujours été forte pour ces choses-là. Jamais elle n’a été dupe des faux-fuyants que j’inventais pour camoufler la réalité. Et naturellement, cela ne faisait que m’inciter davantage à me débarrasser d’elle. En fait, avec quelqu’un comme moi, cette seule raison suffisait. Mais qui sait… peut-être que maintenant je pourrais mieux résister.
Quelques instants plus tard, il sonnait à la porte d’Emily.
Si elle me conseille d’aller chez Eldritch, se dit-il, je le ferai. Sinon, tant pis. Mais son mari et elle travaillent pour Eldritch. Comment pourraient-ils me donner une opinion défavorable ? Ainsi, c’était couru d’avance. Si ça se trouve, je le savais déjà en venant ici.
La porte s’ouvrit. Vêtue d’une blouse bleue tachée d’argile à la fois fraîche et desséchée. Emily ouvrit de grands yeux en le voyant.
— Bonjour, dit-il. Leo m’a renvoyé. (Il attendit mais elle ne disait rien.) Je peux entrer ?
— Entre. (Elle le précéda à l’intérieur du conapt. Au milieu du living-room le tour familier occupait, comme toujours, une énorme place.) Je travaillais.
C’est une agréable surprise, Barney. Si tu veux du café, il faudra…
— J’étais venu te demander conseil, dit Barney. Mais maintenant j’ai décidé que ce n’était pas la peine.
Il fit quelques pas jusqu’à la fenêtre, posa par terre sa valise à échantillons et laissa errer son regard au-dehors.
— Ça ne t’ennuie pas que je continue à travailler ? J’avais une bonne idée, ou du moins il me le semblait. (Elle se frotta les sourcils, puis les yeux.) Maintenant je ne sais plus… je me sens fatiguée. Je me demande si c’est l’évolthérapie.
— Le traitement évolutif ? Tu suis ça ?
Il pivota pour l’examiner de plus près. Avait-elle changé physiquement ?
Il avait l’impression – sans doute parce qu’il ne l’avait pas vue depuis longtemps – que ses traits s’étaient épaissis.
L’âge, sans doute, songea-t-il. Mais…
— Tu en es satisfaite ?
— Tu sais, j’en suis seulement à nia première séance. Mais je ne sais pas. J’ai l’esprit un peu confus. Je n’arrive pas à me concentrer. J’ai l’impression que mes idées s’embrouillent.
— Tu devrais laisser tomber ce traitement. Tant pis si c’est le dernier cri ; tant pis si tous les gens bien ne jurent que par ça.
— Tu as sans doute raison. Mais ils étaient tellement contents. Richard et le Dr Denkmal. (Elle pencha légèrement la tête, attitude qu’il connaissait bien.) Ils savent ce qu’ils font, non ?
— Personne ne sait. C’est un domaine encore mal connu. Abandonne. C’est bien de toi de te laisser mener par n’importe qui.
Il avait pris un ton autoritaire ; d’innombrables fois durant leur vie commune il avait utilisé ce ton, généralement avec succès mais pas toujours. Il vit que, cette fois, c’était le dernier cas : elle avait pris son regard têtu, qui marquait son refus d’une soumission passive.
— C’est à moi de décider, dit-elle avec dignité. Et j’ai l’intention de continuer.
En haussant les épaules il erra dans le conapt d’un air désœuvré. Il n’avait aucune autorité sur elle. Après tout, tant pis pour elle. Mais était-ce bien vrai que ça lui était égal ? Une image s’imposa à son esprit, Emily en train de régresser… et essayant en même temps de travailler, de faire œuvre créatrice. C’était à la fois grotesque et sinistre.
— Écoute, lâcha-t-il. Si ce type t’aime vraiment…
— Puisque je te dis, fit Emily, que c’est à moi seul de décider. (Elle s’absorba une fois de plus dans son travail. Un grand vase à col étroit prenait forme ; il s’avança pour mieux l’examiner. Ce sera bien, décida-t-il. Mais… l’objet avait quelque chose de familier. Est-ce qu’elle n’en avait pas déjà fait un semblable ? Il s’abstint de toute remarque et se contenta de l’examiner.)
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? demanda Emily. Pour qui pourrais-tu travailler ?
Elle semblait s’intéresser sincèrement à son sort. Cela lui rappela la façon dont, il y avait peu de temps, il avait empêché la vente de ses céramiques aux Combinés P.P. Elle aurait pu en concevoir de l’animosité. Qu’il n’en ait rien été était typique d’elle. Car, elle savait très bien que c’était lui qui avait mis Richard Hnatt à la porte.
— Si ça se trouve mon avenir est déjà décidé. J’ai reçu une feuille de recrutement.
— Bonté divine ! Toi sur Mars. Je n’arrive pas à imaginer ça.
— Je pourrai toujours prendre du D-Liss, fit Barney. Seulement…
Seulement, se dit-il, au lieu d’un combiné Poupée Pat j’aurai peut-être un combiné Emily. Pour partir à la recherche du temps perdu, pour essayer de retrouver dans un monde de chimère la vie qui aurait pu être la mienne et à laquelle, délibérément, stupidement, j’ai tourné le dos. La seule période de ma vie où j’ai été véritablement heureux. Naturellement, je ne pouvais pas le savoir alors ; je n’avais aucun point de comparaison… comme aujourd’hui.
— Y aurait-il une chance, fit-il tout haut, pour que tu acceptes de revenir ?
Elle le regarda avec de grands yeux et il lui rendit son regard, tous deux également interloqués par la proposition qu’il venait de faire.
— C’est sérieux, dit-il.
— Quand as-tu décidé ça ?
— Peu importe. Le principal c’est que je le pense.
— Ce que je pense moi compte aussi, fit tranquillement Emily. (Elle reprit son travail.) Je suis parfaitement heureuse avec Richard. Nous nous accordons très bien.
Son visage était serein. Ses mots exprimaient le fond exact de sa pensée. Il était perdu, condamné à croupir dans le néant dont il s’était lui-même entouré. Et il n’avait que ce qu’il méritait. Ils le savaient tous deux sans avoir besoin de le dire.
— Je m’en vais, dit-il.
Emily ne protesta pas. Elle se contenta de hocher la tête.
— J’espère de tout cœur, dit Barney, que tu n’es pas en train de régresser. Personnellement, je serais porté à le croire. Ça se voit sur ton visage. Regarde-toi dans la glace.
Sur ces mots il la quitta et referma la porte derrière lui. Il regrettait ce qu’il avait dit. Pourtant ce serait peut-être un bien… cela pourrait l’aider. J’en suis sûr, je ne veux pas de ça pour elle. Personne ne le veut. Pas même son mari, cet âne bâté qu’elle préfère à moi… pour une raison que j’ignorerai toujours. Sauf que pour elle le mariage a peut-être l’aspect de la fatalité. Elle était destinée à vivre avec Richard Hnatt, destinée à ne jamais redevenir ma femme. On ne peut renverser le cours du temps.
Ou plutôt si, songea-t-il, on peut, lorsqu’on prend du D-Liss. Ou ce nouveau produit, le K-Priss. Tous les colons le font. On n’en trouve pas sur Terre, mais il y en a sur Mars, sur Vénus, sur Ganymède, dans toutes les colonies frontières.
Si tout le reste échoue, il y a toujours ça.
Et peut-être même n’y avait-il que ça. Car…
En dernière analyse, il ne pouvait pas aller trouver Palmer Eldritch. Pas après ce qu’il avait fait – ou essayé de faire – à Leo. Il y réfléchissait en attendant un taxi. Devant lui, la rue miroitait au soleil. Et si je partais, tout simplement ? pensa-t-il. Personne ne me retrouverait jusqu’au jour de ma mort. Ce serait un moyen comme un autre… C’était ma dernière chance de trouver du travail. C’est ce qui amuserait Leo, si j’en finissais maintenant. Ça l’étonnerait, sans doute ; ça lui ferait plaisir aussi.
Et puis allez, se dit-il, on verra bien. J’appelle Eldritch. Je lui demande s’il a quelque chose pour moi.
Il trouva une cabine de vidphone et demanda la résidence d’Eldritch sur la Lune.
— Ici Barney Mayerson, expliqua-t-il. Ancien conseiller prévog chez Leo Bulero. J’étais en fait le bras droit du patron aux Combinés P.P.
Le chef du personnel de chez Eldritch fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— J’aimerais voir si vous pouvez me trouver un emploi.
— Désolé mais nous n’avons besoin d’aucun conseiller prévog.
— Voudriez-vous poser la question à Mr Eldritch, s’il vous plaît ?
— Mr Eldritch a déjà fait savoir son opinion sur la question.
Barney raccrocha et quitta la cabine.
Il n’était pas réellement surpris.
S’ils avaient dit : Venez sur la Lune pour un premier entretien, est-ce que j’aurais accepté ? Oui, se dit-il, j’y serais allé ; mais arrivé à un certain point, j’aurais tout lâché. Une fois que j’aurais été certain d’obtenir le poste.
Il retourna à la cabine de vidphone et appela l’office de recrutement des Nations Unies.
— Mr Barney Mayerson à l’appareil, dit-il. (Il leur donna son numéro de code-identité officiel.) J’ai reçu ma feuille de recrutement l’autre jour. J’aimerais écourter les formalités et émigrer tout de suite.
— L’examen d’aptitude physique est indispensable, lui apprit le bureaucrate onusien. Ainsi que les tests mentaux, d’ailleurs. Mais si vous voulez, vous pouvez vous présenter à n’importe quel moment et les passer.
— D’accord, dit Barney. C’est ce que je vais faire.
— Et puisque vous êtes volontaire, monsieur Mayerson, vous avez le droit de choisir…
— N’importe quelle lune ou planète fera l’affaire.
Il raccrocha, sortit de la cabine, trouva un taxi et donna l’adresse du bureau de recrutement situé dans son quartier.
Tandis que le taxi bourdonnait dans le ciel de New York, un autre appareil quitta le sol et vint se placer au-dessus de lui dans un grand battement de stabilisateurs latéraux.
— Ils veulent entrer en contact avec nous, l’informa le circuit autonome du taxi où il se trouvait. Désirez-vous leur répondre ?
— Non, dit Barney. Accélérez. (Puis il se ravisa.) Pouvez-vous leur demander qui ils sont ?
— Par radio, peut-être. (Le taxi resta un instant silencieux, puis il déclara :) Ils disent qu’ils ont un message pour vous de la part de Palmer Eldritch. Il vous fait dire qu’il accepte de vous embaucher et que vous ne devez pas…
— Voulez-vous répéter ? demanda Barney.
— Mr Eldritch, qu’ils représentent, accepte de vous embaucher comme vous en avez fait la demande récemment, bien que leur règle générale soit de…
— Passez-les-moi, dit Barney.
Un micro lui fut présenté.
— Qui êtes-vous ? demanda Barney dans le micro.
Une voix qu’il ne connaissait pas répondit :
— Ici Icholtz, des Produits K-Priss de Boston. Pouvons-nous nous poser un instant et discuter de votre candidature à un emploi dans notre firme ?
— Je suis en route pour le bureau de recrutement. Je suis volontaire.
— Vous n’avez rien fait par écrit, n’est-ce pas ? Il n’y a rien de signé ?
— Non.
— Bon. Alors, il n’est pas trop tard.
— Mais sur Mars, dit Barney, je pourrai prendre du D-Liss.
— Et pourquoi diable voulez-vous faire une chose pareille ?
— Pour retourner avec Emily.
— Qui est-ce ?
— Mon ex-femme. Que j’ai laissé tomber parce qu’elle était enceinte. Et je me rends compte maintenant que c’est la seule époque de ma vie où j’ai été heureux. Je l’aime encore plus qu’avant, en fait. Au lieu de passer ça s’est aggravé.
— Écoutez, fit Icholtz. Nous pouvons vous fournir tout le K-Priss que vous voudrez, et comme résultat c’est nettement supérieur. Vous pourrez vivre éternellement dans un présent immuable et parfait en compagnie de votre ex-épouse. Il n’y a donc aucun problème.
— Mais si je ne veux pas travailler pour Palmer Eldritch ?
— Vous étiez candidat !
— Il m’est venu des doutes, fit Barney. De graves doutes. Écoutez, ne m’appelez pas, c’est moi qui vous appellerai. Si je ne suis pas recruté. (Il rendit le micro au taxi.) Tenez. Merci.
— C’est très patriotique d’aller faire son service, fit remarquer le taxi.
— Mêlez-vous de vos affaires.
— À mon avis, vous faites votre devoir, ajouta tout de même le taxi.
— Si seulement j’avais été sur Sigma 14-B porter secours à Leo. Ou bien était-ce la Lune ? Je ne sais pas. Je ne me souviens même plus. C’est comme un rêve embrouillé. Bref, si je l’avais fait, je travaillerais encore pour lui et tout irait bien.
— Tout le monde commet des erreurs, déclara le taxi d’un ton sentencieux.
— Mais certaines sont fatales, dit Barney. (Surtout quand elles concernent ceux qui vous sont chers, votre femme, vos enfants et même votre patron, ajouta-t-il en son for intérieur.)
Et puis, se dit-il, bercé par le bourdonnement du taxi, arrive l’instant où vous commettez votre erreur ultime. Celle qui concerne votre vie entière et la résume. Entrer chez Eldritch ou accepter d’être recruté. Telle est l’alternative. Et quelle que soit la réponse, il y a une chose qui est sûre :
C’est la mauvaise solution.
Une heure plus tard il avait subi, avec succès, l’examen d’aptitude physique et affrontait une série de tests mentaux administrés par quelque chose de vaguement analogue au Dr Sourire.
Il les réussit également.
Dans un état brumeux, il prêta serment (« Je jure fidélité et allégeance à notre mère la Terre, » etc.) puis, muni d’un fascicule d’information du type « Bienvenue dans notre grande famille ! », fut renvoyé dans son conapt pour faire ses valises. Il disposait de vingt-quatre heures avant le départ de son astronef pour Dieu sait quelle destination dont le nom – qu’on avait jusqu’à présent négligé de lui communiquer – pouvait aussi bien être mane, thecel, pharès.
Me voilà dans le bain, se dit-il, en proie à toutes sortes de réactions : satisfaction, soulagement, terreur, mélancolie liée à une inexorable impression de défaite. Enfin, se dit-il en regagnant son conapt en taxi, ça vaudra toujours mieux que de faire un tour au soleil.
Mais était-ce bien sûr ?
Une chose était certaine, c’était moins rapide. Il fallait plus longtemps pour mourir de cette façon. Cinquante ans, peut-être. En un sens, cela lui semblait plus réconfortant.
D’ailleurs, réfléchit-il, j’aurai toujours la possibilité d’accélérer les choses. On doit trouver autant d’occasions sur les colonies qu’ici. Peut-être même davantage.
Tandis qu’il faisait ses valises, à l’abri pour la dernière fois dans son précieux et confortable conapt, la sonnerie du vidphone retentit.
— Monsieur Bayerson…
Une jeune femme tout sourire : quelque employée subalterne appartenant à un quelconque service rattaché à l’office colonial des Nations Unies.
— Mayerson.
— C’est cela. Je vous appelle pour vous communiquer votre lieu d’affectation ; et… estimez-vous heureux, monsieur Mayerson ! Il s’agit de la zone fertile de Mars connue sous le nom de Fineburg Crescent. Je suis sûre que vous vous y plairez. Eh bien, au revoir, monsieur, et bonne chance. (Et elle continua de sourire jusqu’à ce qu’il eût coupé l’image. Du sourire de quelqu’un qui ne partait pas.)
— Bonne chance à vous aussi, dit-il.
Fineburg Crescent. Il en avait entendu parler. C’était un coin relativement fertile, en effet. En tout cas, les colons de là-bas avaient des jardins ; ce n’étaient pas, comme dans certains secteurs, de vastes étendues glacées de cristaux de méthane solidifié, où de violentes tempêtes de gaz venaient perpétuellement tout détruire. Là, au moins, il pourrait monter de temps à autre à la surface, sortir de son clapier.
Dans un coin du living-room était posée la valise contenant le Dr Sourire. Il la brancha et dit :
— Vous allez avoir du mal à le croire, docteur, mais dorénavant je n’aurai plus besoin de vos services. Au revoir et bonne chance, comme disait la fille qui ne partait pas. (En guise d’explication, il ajouta :) Je me suis porté volontaire.
— Cdryxxxxx, cliqueta le Dr Sourire tandis que des rouages s’enclenchaient quelque part dans les sous-sols du conapt. Mais ce n’est pas votre genre. Pourquoi avez-vous fait cela, monsieur Mayerson ?
— Impulsion suicidaire, fit Barney.
Il débrancha le psychiatre et continua à faire ses valises en silence. Seigneur, songea-t-il, dire qu’il n’y a pas si longtemps Roni et moi nous faisions de beaux projets. Avec quel ensemble touchant nous devions laisser choir Leo et passer chez Eldritch avec armes et bagages. Et que sont devenues toutes ces résolutions ? Je vais te le dire, moi, poursuivit-il en son for intérieur : Leo nous a devancés, voilà tout.
Et Roni maintenant se retrouve à ma place. Précisément ce qu’elle voulait.
Plus il y pensait, plus la frustration l’envahissait. Mais il n’y avait rien à faire, rien dans ce monde-ci tout au moins. Peut-être, lorsqu’il prendrait l’habitude de consommer du D-Liss ou du K-Priss, aurait-il accès à un univers… On frappa à la porte.
— Salut, dit Leo. Je peux entrer ? Il pénétra dans le conapt en épongeant son vaste front à l’aide d’un mouchoir plié. Chaude journée, hein ? Selon l’homéojournal, c’est encore monté de six dixièmes de…
— Si vous êtes venu m’offrir de reprendre ma place, dit Barney en interrompant sa tâche, c’est trop tard. Je me suis enrôlé. Je pars demain pour Fineburg Crescent.
Quelle ironie, si Leo était venu pour faire la paix. Le dernier tour de roue de la Fortune aveugle.
— Je ne vous propose pas de reprendre votre place. Et je sais que vous allez être incorporé. J’ai mes informateurs au service du recrutement. Par ailleurs, le Dr Sourire m’a tenu continuellement au courant. Il était payé – vous ne le saviez pas, bien sûr – pour me faire part de l’évolution du traitement auquel il vous soumettait.
— Qu’est-ce que vous voulez, alors ?
— Que vous acceptiez un travail pour le compte de Félix Blau. Tout est déjà arrangé.
— Je vais passer le restant de mes jours à Fineburg Crescent, fit Barney. Vous n’avez donc pas compris ?
— Ne vous énervez pas. J’essaie de tirer le meilleur parti d’une situation peu reluisante et vous devriez m’aider de votre côté. Nous avons tous deux agi avec trop de précipitation, moi en vous renvoyant et vous en vous enrôlant sans réfléchir. Mais écoutez, Barney, je crois que j’ai trouvé le moyen de coincer Palmer Eldritch. J’en ai longuement discuté avec Félix Blau et l’idée ne lui déplaît pas. Vous allez vous faire passer pour un colon… (Il se reprit :) Ou plutôt, vous allez faire comme si de rien n’était, vivre la vie des vrais colons, vous intégrer au groupe. Bon. Dans quelque temps, vraisemblablement au cours de la semaine prochaine, Eldritch va commencer à distribuer son K-Priss dans la zone où vous serez. Peut-être vous contacteront-ils du premier coup. En tout cas, c’est ce que nous espérons. Nous comptons là-dessus, même.
Barney redressa vivement la tête.
— Je suis censé me précipiter pour en acheter ?
— Exactement.
— Pourquoi ?
— Vous déposerez une plainte – nos juristes se chargeront de la rédaction – auprès des Nations Unies. Déclarant que cette saleté de produit a occasionné chez vous des réactions secondaires d’une extrême toxicité. On verra quoi plus tard. Nous ferons le maximum de battage autour du procès. Les Nations Unies seront forcées de prohiber le K-Priss en tant que produit toxique et dangereux. Il n’aura plus aucune chance d’être distribué sur Terre. Je dois dire que votre départ des Combinés P.P. et votre décision de vous enrôler tombent vraiment à pic. Vous n’auriez pas pu mieux choisir votre moment.
Barney secoua négativement la tête.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je ne marche pas.
— Pourquoi ?
Barney haussa les épaules. À vrai dire il ne savait pas.
— Après la façon dont je vous ai laissé tomber…
— Vous avez cédé à la panique. Vous ne saviez pas quoi faire. Ce n’est pas votre métier, après tout. J’aurais dû demander au Dr Sourire de contacter plutôt le chef de notre police intérieure, John Seltzer. Et puis d’accord, vous avez fait une erreur, mais c’est terminé maintenant.
— Non, dit Barney.
Pas après ce que j’ai appris sur moi-même, songea-t-il. Jamais je ne pourrai oublier. Ces éclairs de lucidité qu’on a parfois sont toujours orientés dans un seul sens. Ils visent droit au cœur. Et ils sont empoisonnés.
— Pour l’amour du ciel, Barney, ne commencez pas à vous ronger. Vous avez quand même la vie devant vous ; même si c’est à Fineburg Crescent. Et puis, vous auriez probablement été recruté de toute façon. Non ? Vous n’êtes pas d’accord ? (Agité, Leo faisait les cent pas dans le living-room.) Dommage. Mais tant pis. Ne nous aidez pas. Laissez Eldritch et ses Proxiens se livrer à leurs manigances et s’emparer du système solaire, ou pire, de l’univers tout entier, en commençant par nous.
Il se tut et fixa sur Barney un regard accusateur.
— Laissez-moi… réfléchir.
— Attendez d’avoir pris du K-Priss. Vous verrez. Cette drogue nous contaminera tous. Ça vous travaille de l’intérieur, ça monte petit à petit à la surface. C’est de… l’aliénation pure et simple. (Respirant péniblement, secoué par une violente quinte de toux, Leo s’arrêta.) Le cigare, s’excusa-t-il d’une voix faible. Seigneur ! (Son regard s’arrêta sur Barney.) Il m’a lancé un ultimatum, vous le saviez ? Je suis censé capituler avant demain. Sinon… (Il fit claquer ses doigts.)
— Je ne peux pas être sur Mars aussi rapidement, dit Barney. Et encore moins me précipiter sur le premier ravitailleur venu pour lui acheter du K-Priss.
— Je sais. (La voix de Leo était dure.) Mais il ne pourra pas me détruire si vite. Il lui faudra des semaines, peut-être des mois. Et, à ce moment, la procédure sera déjà engagée et nous pourrons commencer à agir. Vous devez vous dire que ce n’est pas très probant, mais…
— Contactez-moi lorsque je serai sur Mars, dit Barney. À mon clapier.
— C’est ce que je ferai ! (Et, à moitié pour lui-même, Leo ajouta :) Ainsi, vous aurez une raison.
— Comment ?
— Rien du tout.
— Expliquez-vous.
Leo haussa les épaules.
— Bah ! Je sais dans quel pétrin vous êtes. Roni vous a pris votre place ; vous aviez raison. Et je vous ai fait suivre. Je sais que vous avez filé directement chez votre ancienne femme. Vous l’aimez toujours et elle refuse de vous suivre, n’est-ce pas ? Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Je sais exactement pourquoi vous n’êtes pas venu à mon secours lorsque j’étais entre les griffes de Palmer. L’unique ambition de votre vie consistait à faire en sorte d’occuper mon fauteuil. Et maintenant que vos projets sont à l’eau, il vous faut quelque chose de neuf pour repartir de zéro. C’est ainsi. C’est vous qui l’avez voulu, en vous montrant trop gourmand. Mais je peux vous dire une chose, je n’ai pas l’intention de me retirer et je ne l’ai jamais eue. Vous êtes doué, mais pas comme numéro un. Seulement comme prévog. Vous avez l’esprit trop mesquin. Voyez la façon dont vous avez mis à la porte ce malheureux Richard Hnatt. Je regrette, Barney, mais c’est tout à fait typique de votre façon d’agir.
— D’accord, fit Barney au bout d’un moment. Vous avez peut-être raison.
— Eh bien, disons que vous avez appris à vous connaître. Et vous pouvez repartir d’un nouveau pied maintenant. Grâce à Fineburg Crescent. (Il lui tapa sur l’épaule.) Devenir quelqu’un d’important dans votre clapier ; le rendre productif ou rentable ou Dieu sait quoi. Et vous serez un agent de Félix Blau. Voilà qui est formidable.
— Si j’avais voulu, dit Barney, j’aurais pu passer chez Eldritch.
— Oui, mais vous ne l’avez pas fait. Alors à quoi bon y revenir ?
— Vous croyez que j’ai bien fait de me porter volontaire ?
— Mon pauvre vieux, quelle autre solution aviez-vous ? dit Leo tranquillement.
Il n’y avait rien à répondre, et tous deux le savaient.
— Et lorsque vous serez tenté, ajouta Leo, de vous apitoyer sur vous-même, n’oubliez surtout pas ceci : Palmer Eldritch veut me tuer… Ma situation est bien plus précaire que la vôtre.
— Je suis prêt à le croire.
C’était fort plausible, en effet, et l’intuition de Barney, une fois de plus, le lui confirmait.
Il n’en restait pas moins que, dès l’instant où la procédure contre Eldritch serait entamée, sa propre situation n’aurait rien à envier à celle de Léo.
Il préférait ne pas y penser.
Ce soir-là il se retrouva à bord d’un vaisseau de l’ONU en route vers la planète Mars. À côté de lui, visiblement apeurée mais désespérément sereine, était assise une jolie brune aux traits finement dessinés. Son nom, lui déclara-t-elle presque aussitôt après que l’astronef eut atteint la vitesse de libération – elle semblait anxieuse d’engager la conversation avec n’importe qui pour soulager sa tension nerveuse – était Anne Hawthorne. Elle aurait pu échapper à l’incorporation, ajouta-t-elle avec un rien de nostalgie dans la voix, mais avait préféré, par patriotisme, se conformer à la froide et impérative exhortation au devoir des Nations Unies.
— Et comment auriez-vous fait pour passer au travers ? demanda-t-il, par curiosité.
— Oh ! un souffle au cœur, fit Anne. Et une tachycardie compliquée d’arythmie.
— Sans parler des contractions auriculaires, nodales et ventriculaires prématurées, ou encore de la tachycardie auriculaire, ou des élancements auriculaires et de la fibrillation auriculaire, dit Barney, qui avait étudié – sans résultat – la question.
— J’aurais pu fournir à l’appui des certificats émanant d’hôpitaux, de médecins ou de compagnies d’assurances. (Elle le détailla d’un air intéressé.) Mais vous aussi vous avez l’air de quelqu’un qui aurait pu leur échapper, monsieur Payerson.
— Mayerson. Je me suis porté volontaire, Miss Hawthorne » : (Mais je n’aurais pu leur échapper bien longtemps, ajouta-t-il intérieurement.)
— Les gens sont très religieux aux colonies. C’est ce qu’on dit, tout au moins. À quelle confession appartenez-vous, monsieur Mayerson ?
— Hem ! fit-il, embarrassé.
— Je crois que vous feriez mieux de vous décider avant d’arriver. On attendra de vous que vous assistiez aux services religieux. C’est un des effets de cette drogue, voyez-vous… le D-Liss. Beaucoup de gens se sont convertis à l’une des croyances officielles… quoique, à vrai dire, la majorité des colons trouvent dans la pratique de la drogue une expérience religieuse amplement suffisante. J’ai quelques parents sur Mars, c’est pour cela que je suis un peu au courant. Je suis affectée à Fineburg Crescent. Et vous ?
Au bout du monde, songea Barney.
— Comme vous, fit-il tout haut.
— Qui sait, nous serons peut-être dans le même clapier, dit Anne Hawthorne. (Son visage aux traits ciselés avait un air songeur.) J’appartiens à la branche réformée de l’Église néo-américaine, la New Christian Church des États-Unis et du Canada. Il y a une mission néo-américaine à Fineburg Crescent, et par conséquent un prêtre. J’espère bien pouvoir communier au moins une fois par mois, et me confesser deux fois par an, comme sur la Terre. Notre Église possède de nombreux sacrements… Avez-vous reçu les deux principaux sacrements, monsieur Mayerson ?
— Euh…, hésita Barney.
— Le Christ nous recommande d’observer deux sacrements, expliqua patiemment Anne Hawthorne. Le baptême par l’eau et la sainte communion. Cette dernière, administrée en Sa mémoire, fut inaugurée lors de la Sainte Cène.
— Ah ! oui. Vous voulez dire le pain et le vin.
— Vous savez que l’absorption du D-Liss opère la translation – c’est le terme qu’ils emploient – du participant dans un autre univers. L’opération reste séculière, cependant, dans la mesure où elle est temporaire et uniquement matérielle. Le pain et le vin…
— Excusez-moi, Miss Hawthorne, fit Barney, mais votre histoire de chair et de sang, moi j’ai peine à y croire. C’est beaucoup trop mystique pour mon goût.
Basé sur des postulats bien trop incertains, se dit-il. Mais elle avait raison. Les pratiques religieuses, à cause du D-Liss, étaient devenues très courantes sur les lunes et les planètes colonisées et il s’y heurterait inévitablement, comme disait Anne.
— Avez-vous l’intention de vous mettre au D-Liss ? demanda Anne.
— Certainement.
— Vous y croyez. Et pourtant, vous savez très bien que la Terre à laquelle la drogue vous donne accès n’est pas la vraie.
— Je préfère ne pas en discuter, dit Barney. On a l’impression du réel, c’est le principal.
— Tout comme dans les rêves.
— Mais en plus fort, fit-il remarquer. En plus net. Et on… (il allait dire communie) participe en même temps que d’autres qui vivent la même expérience. Aussi ce n’est pas tout à fait une illusion. Les rêves, eux, sont personnels. C’est la raison pour laquelle on les identifie à des illusions. Tandis que Poupée Pat…
— Il serait intéressant de connaître l’opinion de ceux qui fabriquent les combinés Poupée Pat, fit Anne d’un air pensif.
— Je peux vous le dire. Pour eux, ce n’est qu’un commerce comme les autres. De même que ceux qui fabriquent le vin et l’hostie sacramentels n’ont probablement…
— Puisque vous voulez essayer le D-Liss, dit Anne Hawthorne, et y placer votre foi en une nouvelle existence, ne pourriez-vous pas vous laisser convaincre d’adhérer à l’Église néo-américaine ? Vous verriez ainsi par vous-même si votre nouvelle foi ne mérite pas de s’épanouir de façon plus…
— Pas question, dit-il.
Je veux bien croire au D-Liss, ajouta-t-il pour lui seul, et même si c’est nécessaire au K-Priss, mais c’est tout. Vous pouvez avoir foi en quelque chose qui date de vingt et un siècles si vous voulez ; pour ma part, j’aime autant quelque chose de neuf.
— Pour être sincère, monsieur Mayerson, j’ai l’intention d’essayer de convertir le plus possible de colons à la religion néo-chrétienne tout en les détournant du D-Liss. C’est en fait la raison pour laquelle j’ai refusé d’échapper au service sélectif. (Elle lui adressa un sourire, si charmant qu’il se sentit désarmé.) Est-ce mal ? Très franchement, je suis persuadée que le fait de s’adonner au D-Liss indique chez tous ces gens une soif réelle de ce que l’Église néo-américaine peut…
— Je crois, dit Barney gentiment, que vous devriez les laisser tranquilles.
Et moi aussi, songea-t-il. J’ai assez d’ennuis comme ça pour qu’elle vienne aggraver les choses avec son fanatisme religieux. Mais elle n’avait pas l’air d’une fanatique. Il était intrigué. Où avait-elle été chercher de si solides convictions ? Il les concevait dans les colonies où le besoin s’en faisait réellement ressentir. Mais sur la Terre ?
Dans un cas pareil, l’existence du D-Liss, l’expérience de la translation de groupe ne constituaient pas une explication. Peut-être, se dit-il, faut-il attribuer cela au processus désormais inexorable de transformation de la Terre en un vaste désert brûlé, un enfer en somme. Le désir inconscient d’accéder à une vie nouvelle, à une existence meilleure, tout cela expliquerait le renouveau de mysticisme auquel nous assistons en ce moment.
Moi-même, songea-t-il, tout ce que j’ai été, Barney Mayerson de la Terre, employé aux Combinés P.P., heureux possesseur d’un conapt dans un ensemble prestigieux au numéro 33 incroyablement bas, je suis mort et enterré. Fini, liquidé, effacé comme par une éponge.
Et que je le veuille ou pas, je suis né une seconde fois.
— Être colon sur Mars, dit-il, ce sera autre chose que de vivre sur la Terre. Peut-être, lorsque j’y serai…
Il se tut. Il avait voulu dire : Peut-être à ce moment-là serai-je intéressé par les dogmes de votre Église. Mais en toute sincérité il ne pouvait pas encore l’affirmer. Même sous la forme d’une conjecture. Tout son être se hérissait au contact d’une idéologie encore si étrangère à sa formation intellectuelle. Et pourtant…
— Allez-y, fit Anne Hawthorne. Finissez votre phrase.
— Nous en reparlerons, dit Barney, lorsque j’aurai passé un certain temps au fond d’un clapier sur un monde hostile. Lorsque j’aurai commencé à vivre ma nouvelle vie, si on peut appeler ça une vie.
Sa voix était empreinte d’amertume, il fut surpris par sa férocité… qui frisait l’angoisse, après tout, se dit-il humblement.
— Entendu, dit Anne tranquillement. Ce sera avec plaisir.
Après cela ils restèrent silencieux. Barney déplia son homéojournal et, à côté de lui, Anne Hawthorne, missionnaire en route pour la planète Mars, lut un livre. Il essaya de déchiffrer le titre du coin de l’œil et s’aperçut qu’il s’agissait du célèbre ouvrage d’Eric Lederman sur la vie aux colonies, Le pèlerin sédentaire. Dieu sait où elle avait déniché cet exemplaire. Les autorités de l’ONU avaient interdit ce livre et il était extrêmement difficile de se le procurer. Et pour le lire ici, à bord d’un vaisseau de l’ONU, il fallait un certain courage. Ce qui ne laissait pas de l’impressionner.
Il la regarda furtivement et s’aperçut qu’il la trouvait extraordinairement à son goût, mis à part peut-être le fait qu’elle était un peu trop mince, ne se maquillait pas et dissimulait la plus grande partie de son abondante chevelure brune sous un grand béret blanc. Elle semblait vêtue, décida-t-il, pour un long voyage qui se terminerait à l’église. Mais il aimait sa façon de s’exprimer, sa voix tendre et modulée. Il se demandait s’il aurait l’occasion de la revoir sur Mars.
Il s’aperçut qu’il souhaitait ardemment une telle rencontre. En fait – était-ce inconvenant ? – il souhaitait avoir l’occasion de participer avec elle à une prise de D-Liss.
Oui, se dit-il, c’est inconvenant parce que je sais très bien quelle idée j’ai derrière la tête, et ce que l’expérience de la translation signifierait pour moi.
Mais il le souhaitait quand même.